33.
Le Dieu des arbres
Nogait ne revit Amayelle qu’après le repas du soir. Il dit à Sage et Kevin qu’il allait explorer la forêt avec eux, puis leur expliqua son désir de passer un peu de temps en compagnie de la femme Elfe. Ses compagnons lui recommandèrent de revenir en même temps qu’eux au campement pour ne pas contrarier leur chef. Nogait le leur promit et se sauva en courant entre les grands arbres. Le vent frais du crépuscule agitait les branches en composant de doux chants auxquels les grillons mêlaient leurs voix.
Le Chevalier amoureux s’arrêta au bord de l’étang. Il trouva sa belle amie dans l’eau, nageant sur place comme une déesse marine.
— Qu’attends-tu pour me rejoindre ? l’invita-t-elle avec un sourire séducteur.
Aucun ordre, même de la part du Magicien de Cristal lui-même, n’aurait pu empêcher le jeune homme d’obéir à Amayelle. Il se débarrassa en toute hâte de sa cuirasse, de ses armes, de sa tunique et de ses bottes, puis détacha la corde qui retenait son pantalon vert. Il plongea dans l’étang à la poursuite de sa compagne. Sa grande forme physique lui permit de la rattraper facilement. Il constata, en posant les pieds sur le fond de sable, que l’eau ne lui arrivait qu’aux épaules alors que la jolie Amayelle devait demeurer en mouvement pour maintenir sa tête hors de l’eau.
Il l’attira à lui en sondant son esprit. Elle parlait sa langue, mais elle formulait ses pensées en elfique. Il n’arrivait donc pas à les déchiffrer. Ses intentions, par contre, lui parurent évidentes. Avec douceur, il posa ses lèvres contre les siennes mais sentit qu’elle résistait. Retenant sa taille fine d’une main, il plaça l’autre sur sa nuque pour l’empêcher de se dérober, puis l’embrassa de plus en plus passionnément.
Elle sembla soudain comprendre ce qu’il tentait de faire et passa ses petits bras autour de son cou, s’abandonnant à l’étreinte. Ils s’embrassèrent un long moment au milieu de l’étang magique. Nogait la libéra enfin pour l’admirer.
— Ce n’est pas ainsi qu’un homme exprime son affection à une femme chez les Elfes, lui dit Amayelle avec un sourire amusé, mais c’était agréable.
— Montre-moi comment ils font.
Elle accrocha ses jambes autour du Chevalier pour se grandir davantage et alla frotter le bout de son nez contre son oreille. La sensation était certes plaisante, mais il préférait décidément celle des baisers. Incapable de maîtriser plus longtemps les pulsions de son corps, Nogait transporta son amoureuse jusqu’à la berge. Il la déposa sur l’herbe tendre. Pour lui faire plaisir, il frotta son nez sur son oreille pointue. Ses frissons de ravissement l’étonnèrent beaucoup. La sensibilité de la peau des Elfes différait donc de celle des humains.
Sans réfléchir aux conséquences de leur passion, les deux jeunes gens firent l’amour au bord de l’étang. Nogait l’écouta ensuite lui parler de la vie des Elfes, mais il ne prêta pas vraiment attention à ses paroles : il contemplait plutôt ses yeux verts et ses longs cils blonds.
En se rhabillant, le Chevalier pensa qu’il était bien étrange que son âme sœur soit d’une race aussi différente, mais il remercia tout de même les dieux de lui avoir permis de la trouver.
— Les femmes de ton peuple peuvent-elles épouser des humains ? demanda Nogait en attachant les courroies de son armure.
— Mon père ne les aime pas, déclara-t-elle, alors nous devrions continuer de nous fréquenter en secret jusqu’à ce qu’il ait compris que vous êtes une race intelligente.
Nogait faillit éclater de rire en entendant ce commentaire, mais il s’en empêcha parce qu’elle semblait sérieuse.
— Mais il y a une autre façon, ajouta-t-elle, son visage subitement illuminé de joie.
Elle s’empara de sa main et l’entraîna dans la forêt. Nogait sonda les alentours. Ses compagnons se dirigeaient déjà vers le village. Il aurait dû se faire violence et les rejoindre, mais la délicieuse sensation des doigts de la femme Elfe entre les siens l’emporta.
Amayelle l’emmena jusqu’à un très vieux chêne que vénéraient les Elfes. Son tronc rugueux était si gros que cinq hommes n’auraient pu en faire le tour avec leurs bras en se joignant les mains. Nogait l’examina avec attention sans déceler de vibrations particulières.
— Les arbres recèlent toute la connaissance du monde, expliqua Amayelle à son amant, et celui-là est très âgé. Il existait déjà lorsque les Elfes sont arrivés sur Enkidiev. Si tu es vraiment un magicien, il répondra à toutes tes questions.
— Je peux lui demander si toi et moi pourrons nous marier ?
— Oui, et sa réponse sera sacrée pour les Elfes.
Un éclat d’espoir anima les yeux bleus du Chevalier. S’il réussissait à arracher une réaction positive à ce vieux seigneur de la forêt, le père d’Amayelle se verrait dans l’obligation de lui céder la main de sa fille !
— Dis-moi ce que je dois faire, l’enjoignit bravement Nogait.
— Pose les mains sur le tronc et ferme les paupières.
Amayelle embrassa le Chevalier sur les lèvres, comme il le lui avait enseigné, puis s’éloigna pour le laisser procéder à cet important rituel. En inspirant profondément, Nogait appuya les mains sur l’écorce millénaire. Il ressentit immédiatement de curieux picotements dans ses paumes sensibles. Il attendit de longues minutes et allait mettre fin au contact lorsqu’il fut transporté dans un curieux tourbillon de fumée verte. Il tomba dans le vide pendant ce qui lui sembla une éternité jusqu’à ce qu’il aboutisse dans un endroit sombre où il ne faisait ni chaud ni froid et où il ne régnait aucune odeur particulière. Était-il mort ? Lui avait-on tendu un piège ? Il allait contacter Wellan lorsqu’une voix retentit.
— Votre race est bien étrange…
Nogait chercha son épée sur sa hanche, mais elle ne l’avait pas suivi dans la vision. Il projeta tous ses sens autour de lui sans rien capter.
— Difficile à comprendre… si complexe…
« Est-ce là la voix de l’ennemi ? » s’inquiéta le Chevalier. Les Elfes étaient-ils les alliés de l’Empereur Noir ? Une intense lumière descendit alors en cascade sur lui et il constata qu’il ne se trouvait nulle part ! Il flottait dans un espace verdâtre, suspendu telle une algue dans les eaux calmes d’un étang.
— Qui êtes-vous ? s’effraya Nogait.
— Je suis le dieu des arbres, répondit la voix. Tu n’as aucune raison de me craindre à moins d’être leur ennemi.
— Mais personne n’est l’ennemi des arbres, s’étonna le Chevalier en reprenant graduellement son sang-froid.
— Ceux qui abattent les plus forts pour se chauffer ou pour construire des abris au lieu de se servir du bois déjà mort ne les respectent pas.
Un énorme-soldat insecte se présenta devant Nogait, qui fit aussitôt quelques pas en arrière en tendant les mains, mais aucun rayon n’émana de ses paumes.
— Ta magie est inutile ici, jeune mortel, l’avertit l’insecte d’une voix métallique.
On lui avait pourtant raconté que ces créatures ne parlaient pas la langue des hommes. Nogait continua donc de reculer en examinant la peau luisante et les yeux lumineux de son ennemi.
— Qui êtes-vous ? L’empereur des insectes ? s’alarma le Chevalier.
— Je n’appartiens pas à ton monde. J’ai pris cette forme physique parce qu’elle se trouvait dans ton esprit.
L’insecte se transforma brusquement en Chevalier. Curieusement, il ressemblait à Kevin, celui de ses frères qu’il aimait le plus.
— Est-ce plus acceptable ainsi ?
Nogait s’immobilisa et hocha légèrement la tête, impressionné. Le dieu des arbres pouvait donc modifier son apparence physique selon son bon vouloir.
— Que cherches-tu ici, jeune mortel ? demanda le faux Kevin.
— Une amie qui m’est chère m’a suggéré d’appliquer les mains sur un vieil arbre pour lui poser des questions sans vraiment me prévenir de ce qui allait se passer. Je regrette infiniment si je vous ai offensé en envahissant ainsi votre domaine.
— À moins de m’attaquer à coups de hache, il est bien difficile de me déplaire, En général, ce sont les Elfes qui ont recours à moi lorsqu’ils ont d’importantes décisions à prendre. Ils ne sont pas des êtres aussi insouciants que tu sembles le croire.
— Oh ! mais je pense le plus grand bien d’eux, assura Nogait en se rappelant les douces lèvres d’Amayelle.
— Alors, c’est l’amour d’une femme de leur peuple que tu recherches ?
— Il m’est déjà acquis, mais j’ignore si un humain a le droit d’unir sa vie à celle d’une Elfe. Je ne connais rien à la diplomatie, car je suis d’abord et avant tout un soldat. Je me soucie davantage de la protection du continent que de la politique.
— L’amour est un sentiment puissant et magnifique qui ne devrait jamais s’embarrasser de ce genre de considérations. Si tu as besoin de la chaleur des bras de cette Elfe et si elle éprouve les mêmes sentiments que toi, ne laisse personne t’empêcher de vivre avec elle.
— Vous avez raison.
— Va et fais ce que te dicte ton cœur. C’est Vinbieth qui te l’ordonne.
Nogait se réveilla. Les grands yeux verts d’Amayelle le contemplaient avec tendresse. Elle caressa doucement sa joue en lui souriant.
— Amayelle, je veux passer le reste de mes jours avec toi, proclama-t-il avant qu’elle puisse le questionner sur sa vision.
Une telle union allait présenter plusieurs problèmes diplomatiques, mais le dieu des arbres conseillait au Chevalier de suivre les impulsions de son cœur et c’était exactement ce qu’il avait l’intention de faire.
— Il faudra que tu demandes ma main à mon père. Ce pourrait être une dure épreuve pour toi, l’avertit la jeune femme en se blottissant contre lui.
— Sauf si Wellan intervient en ma faveur, répliqua Nogait. Il est difficile de refuser quoi que ce soit à notre grand chef. J’en sais quelque chose.
— Je souhaite de tout mon cœur qu’il réussisse à le convaincre, « anyeth »
— Anyeth ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— C’est un mot d’amour qu’utilisent les Elfes qui ont uni leurs vies.
Elle se mit à murmurer une douce chanson dans sa langue en frottant le bout de son nez contre l’oreille du soldat. Il n’en comprenait pas les mots, mais il se douta qu’il s’agissait d’un hymne à l’amour. Il se laissa bercer par la lente mélodie.
Elle admira l’air résolu du Chevalier. Aucun Elfe n’avait les yeux de la couleur du ciel ni les cheveux aussi sombres et bouclés que Nogait.
— Je t’aime, avoua le guerrier.
— Moi aussi, souffla Amayelle en posant ses lèvres sur les siennes.
Ils échangèrent de langoureux baisers et demeurèrent dans les bras l’un de l’autre jusqu’au coucher du soleil. Puis, main dans la main, ils retournèrent au village. Ils se séparèrent derrière les huttes fraîchement reconstruites, car il était préférable que Nogait la demande officiellement en mariage avant de s’afficher ainsi avec elle en public.